Vers une démocratie réellement participative ? Les Echos
C'est un poncif bien connu : la France serait un pays irréformable, où il n'est plus possible de mener des grands projets, de prendre sereinement des décisions. Trop de blocages, trop d'oppositions empêcheraient le pays d'avancer. Mais le véritable problème ne viendrait-il pas des décisions elles-mêmes, vues comme manquant de légitimité et déconnectées des réalités ?
La légitimité de la décision publique ne va plus de soi. Deux visions s'opposent désormais : d'une part celle, procédurière, qui considère que tant que les procédures sont respectées, la décision est légitime ; et d'autre part, celle qui considère que cette vision est dépassée et que nous sommes entrés dans une nouvelle ère. Et si la participation citoyenne était la solution au blocage ?
La démocratie participative est, d'abord et avant tout, une source de légitimité pour les décisions. Les réflexions de la philosophie politique moderne, aussi bien celle de l'allemand Jürgen Habermas sur l'espace public (1) que celle de l'américain John Rawls (2), tendent à conclure que la légitimité d'une décision publique repose sur la délibération collective entre citoyens libres, égaux et éclairés. Habermas, en particulier, pense la délibération collective comme un élément fondateur de la légitimité démocratique.
Cette légitimité est source d'efficacité. Un projet vu comme non légitime sera ralenti par des oppositions ; un projet légitimé par les citoyens, donc accepté, se déploiera de manière bien plus fluide. La participation améliore également la qualité de la décision publique, car elle lui permet d'être au plus près des préoccupations réelles des citoyens et de faire remonter des sujets et des enjeux qui n'avaient pas été précédemment pris en compte. La démocratie participative n'est pas condamnée à être une énième procédure qui ralentirait les décisions et empêcherait les projets d'être menés. Bien au contraire.
Enfin, la démocratie participative est une demande des citoyens. Ceux-ci n'entendent plus laisser politiques et entreprises décider de tout à leur place ; ils souhaitent s'exprimer, et faire en sorte que leur parole soit entendue et prise en compte. L'initialisation de mouvements comme Nuit debout en France ou Podemos en Espagne en sont les symptômes. Un sondage réalisé par l'institut TNS - Sofres en 2014 met en avant un constat alarmant : 54 % des Français pensent que la démocratie fonctionne mal dans notre pays. Interrogés sur des voies d'amélioration possibles, plus de 90 % des citoyens souhaitent que les pouvoirs publics prennent davantage en compte leurs avis avant de décider, et que les modes d'information et d'expression directe des citoyens soient développés.
Or, malgré cela, un constat s'impose : la France n'a pas suivi le mouvement d'autres pays en Europe et dans le monde vers la démocratie participative et l'engagement citoyen malgré la multiplication des procédures et des instances de démocratie participative : création de la Commission nationale du débat public en 1995 suite à la loi Barnier, des conseils de quartiers avec la loi Vaillant de 2002, inscription de la démocratie participative dans la Charte de l'environnement en 2004…
La décentralisation a également multiplié les dispositifs de participation, obligatoires pour les multiples schémas directeurs, schémas régionaux, plans locaux, etc. Cette multiplication réglementaire est source de complexité et d'inefficacité. Les dispositifs sont peu connus du grand public, et donc peu fréquentés par les citoyens ordinaires. Au contraire, ils sont souvent utilisés par des groupes d'intérêts et lobbies, au lieu d'être des lieux d'expression constructifs où la population peut peser sur les décisions publiques.
La discussion devient alors idéologique et stérile. Parfois la concertation peut même être instrumentalisée par ses initiateurs à des fins de communication, organisée pour des raisons d'image, plus que par conviction démocratique. Enfin, et peut-être le pire reproche que l'on puisse faire au système français, le désamour des citoyens pour la démocratie participative s'explique avant tout par le fait qu'ils ont l'impression qu'elle ne change rien, et que leur parole n'est pas prise en compte. Résultat : la concertation en France est subie plutôt que désirée par tous les acteurs. Elle est vécue comme une formalité, une énième procédure administrative de plus à remplir.
Devant ce constat d'échec, quelles solutions pour enfin donner à la participation citoyenne la place qu'elle mérite ? Les procédures déjà existantes ne sont pas, comme on l'a vu, adaptées, et ce n'est pas en en ajoutant de nouvelles - comme le fait le gouvernement avec son projet d'ordonnances sur le dialogue environnemental - que le problème sera résolu. La réponse "normative" est devenue obsolète et en décalage ou déphasage avec les aspirations sociétales de notre pays.
Pour que cette revitalisation se fasse, c'est bel et bien un changement de perspective qui est nécessaire. Il faut ainsi faire le choix courageux et complexe de s'investir de manière volontaire dans ce changement de paradigme. La démocratie participative, ce n'est pas demander aux citoyens d'être des caisses d'enregistrement. C'est partir du citoyen pour une véritable construction collaborative des projets (la co-construction), c'est imaginer de nouveaux espaces pour la participation citoyenne.
Trois principes en particulier doivent être respectés
Premier principe : il n'y a pas une démarche de concertation universellement applicable, mais un enjeu de méthode. Chaque projet et chaque territoire ont leur spécificité, et l'on ne concerte pas de la même manière autour d'un projet routier que sur un projet de centre commercial. En d'autres termes, les démarches de concertation doivent être flexibles et s'appuyer sur une méthode beaucoup plus centrée sur l'humain. Construire la démarche avec une diversité d'acteurs du territoire est devenu un enjeu crucial, c'est le point de départ.
Deuxième principe : les décisionnaires, publics comme privés, doivent accepter que leur projet soit amendable et modifiable selon les retours de la population. C'est un principe essentiel pour que la participation ait du sens. Informer sur le non négociable des projets et le cadre dans lequel ils s'inscrivent. Mais surtout modifier et enrichir le projet concerté en mobilisant l'intelligence collective et le potentiel d'action des acteurs.
Troisième principe : la concertation doit se faire bien en amont du projet. Trop souvent, les citoyens-habitants sont mis devant le fait accompli. Concerter en amont permet aux citoyens de s'exprimer sur le fond véritable du projet et donc de peser de manière concrète. Commencer par travailler sur l'opportunité d'un projet (bien avant les études techniques) puis réfléchir ensemble à sa faisabilité en développant l'envie des acteurs de se fédérer à ce projet.
Pour la France, vieux pays jacobin où acteurs publics et privés ont pris l'habitude de décider de manière verticale en lieu et place des citoyens, c'est là tout l'enjeu de son avenir en tant que pays démocratique au XXIe siècle. Les entreprises se libèrent, les jeunes générations innovent et changent rapidement le cadre, nos territoires ont de nouvelles aspirations démocratiques.
Osons donc nous inscrire dans une démocratie réellement participative, mobilisatrice et reconnue comme telle par les citoyens. Et gardons à l'esprit la phrase de Gandhi : "Tout ce que tu fais pour moi, sans moi, tu le fais contre moi".
(1) L'espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, 1962
(2) Théorie de la justice, 1971