Imprimer
Affichages : 3404

La participation, un mode de gestion des problèmes publics ? Patrice DURAN

Les articles de fond… ne sont pas toujours récents, mais sont toujours d’actualité, et propres à nourrir la réflexion…

Rencontres pour l’avenir de l’éducation populaire
LES 5 ET 6 NOVEMBRE 1998 A LA SORBONNE, PARIS


Par Patrice DURAN, Groupe d’analyse des politiques publiques, Ecole Normale Supérieure de Cachan

Contrairement à ce qui a été dit par un orateur précédent, je dirai volontiers refusons l’utopie et exigeons le réalisme. Méfions-nous en effet de l’utopie qui reste la projection idéalisée du mythe de la bonne solution et n’est qu’ abstraitement vertueuse, refusant le plus souvent toute contestation comme toute alternative. Il ne s’agit pas de conforter un quelconque discrédit des valeurs au nom d’un pragmatisme sans ambition, mais d’éviter tout dogmatisme comme tout irréalisme. Une action sans valeur ou sans engagement n’est que la " recherche de la puissance sans honneur " comme aurait dit Max Weber, mais la seule affirmation des valeurs peut être dangereuse si elle n’est pas portée par le sens de la responsabilité des conséquences de ses actes. Le réalisme est un bon guide pour l’action, car il oblige à regarder la réalité tant au départ de l’action qu’à l’arrivée. Nourri de la connaissance de ce qui est, il n’est pas insensible à ce qui sera. Certes, la connaissance ne commande pas l’action, mais elle aide à la penser en toute responsabilité. Etre concret ne signifie pas que l’on reste prisonnier de l’ordre des choses, mais que l’on construit un futur possible à partir de l’intelligence du présent. L’enfer est trop souvent pavé de bonnes intentions pour avoir négligé cette règle élémentaire de la sagesse.

C’est bien parce que nous savons, depuis Rousseau, que seul un peuple de dieux peut se gouverner démocratiquement, qu’il vaut mieux penser l’action collective que rêver à la qualité des hommes. Réfléchir aux procédures et aux institutions qui garantissent la démocratie vaut mieux que croire en une nature humaine bienveillante mais improbable. Dès lors que l’on fait l’expérience d’un monde qui ne repose plus sur des valeurs partagées et des intérêts communs, il faut bien construire les règles qui permettent de penser les différences, de les accepter et de gérer leur cœxistence. La démocratie, faut-il le rappeler, ne se limite pas au suffrage universel. Certes, elle suppose la représentation politique par des dirigeants choisis à travers l’exercice d’élections libres, car c’est ainsi que se construisent les identités politiques. Mais elle exige également la séparation des pouvoirs comme la présence de mécanismes de contrôle sur l’action des gouvernants. N’oublions pas non plus, que si la démocratie est une règle de choix fondée sur le principe majoritaire, elle est aussi et surtout, on l’oublie trop, basée sur un autre principe qui est celui du respect de la minorité.

Aujourd’hui, la difficulté des gouvernements modernes est de concilier démocratie et efficacité. Ces derniers ont à articuler le caractère forcément démocratique de leur action avec la nécessaire efficacité de celle-ci. Tout d’abord, la démocratie doit assurer une représentation aussi juste que possible des sensibilités politiques, ensuite elle doit permettre le traitement et la résolution des problèmes qui se posent à une société. Il faut avoir une conception bi-dimensionnelle de la démocratie, car, si d’un côté les choix politiques doivent procéder plus ou moins directement des préférences des citoyens, d’un autre côté les gouvernants doivent assurer un contrôle efficace du destin des sociétés. Que serait en effet la démocratie, sinon un " rituel vide ", si les choix politiques ne pouvaient atteindre un haut niveau d’efficacité dans la réalisation de leurs objectifs. Un bon gouvernement doit, en effet, être sensible aux demandes sociales et efficace dans le traitement des problèmes collectifs. Or la question de la participation, telle qu’elle est envisagée ici, ne ressort pas de la logique élective, elle est avant tout un mode de gestion des problèmes publics.


 

Veillons en effet à n’utiliser le terme de citoyen qu’à bon escient, sauf à tout confondre et à entretenir une ambiguïté regrettable sur ce qu’est la participation. Hannah Arendt nous dit : " la politique organise d’emblée des êtres absolument différents en considérant leur égalité relative et en faisant abstraction de leur diversité relative ". La démocratie doit assurer l’expression politique du plus grand nombre, et c’est bien parce qu’aucun principe ne permet d’instituer en raison la supériorité des uns sur les autres qu’il faut accepter l’égalité de tous qui fonde la validité du suffrage universel. D’un autre côté, les pouvoirs publics ont une activité de résolution de problèmes à travers la mise en œuvre de politiques publiques qui ont des effets sélectifs parce que ce sont des actions différenciées et qu’elles ont toujours de ce fait des effets redistributifs sur les groupes sociaux. Le citoyen vote pour élire des gouvernants ; l’assujetti de son côté est, compte tenu de sa situation sociale, directement concerné au titre de ses intérêts propre à l’action du gouvernement. Si le gouvernement réclame des citoyens, l’action publique dans sa conduite a besoin de la participation des intérêts économiques et sociaux dont la reconnaissance, en France, s’est toujours avérée problématique. La France est un pays qui a longtemps freiné l’institutionnalisation des intérêts sociaux ; la faiblesse des acteurs collectifs, partis politiques, syndicats, associations, en témoigne largement. Or, une politique publique en tant qu’action finalisée est toujours liée à des publics spécifiques, et c’est bien au nom d’exigences gestionnaires que se produit le plus généralement la rencontre avec les intérêts sociaux à travers des procédures variées de consultation, participation et négociation. S’il convient d’organiser la participation des acteurs sociaux à l’énoncé et à la mise en œuvre des politiques publiques qui les concernent, il ne faut cependant pas confondre celle-ci avec le débat démocratique. Ceci passe moins par les pétitions de principe que par des solutions souvent de nature institutionnelle qui visent à distinguer clairement la démocratie administrative, fondée sur la participation et la négociation, de la démocratie politique, basée sur l’élection et le débat politique nécessitant la mise en place de réels contre-pouvoirs. Si cette dernière s’adresse à des citoyens définis par l’égalité de leur statut, en revanche, les gouvernements lorsqu’ils agissent, ne s’adressent plus à des citoyens, mais à des acteurs sociaux précisément et socialement situés, c’est-à-dire définis par leurs différences.

La participation est aujourd’hui nécessaire, car il ne peut y avoir d’action publique efficace sans la présence d’acteurs privés. L’Etat est conduit à incorporer dans sa propre action les logiques d’intérêts observables dans la société civile. De ce point de vue, " gouverner, c’est gérer de l’action collective " . Dans les années 60, l’Etat-providence s’est développé selon un logique de production et de distribution de biens publics de toute nature (hôpitaux, écoles, routes, allocations, etc.) selon des normes centralisées et standardisées. A partir des années 70, nous avons atteint les limites de cette activité de production, et la crise qui a affecté l’ensemble des pays industrialisés nous a forcés à réfléchir non seulement sur ce que nous faisions, mais aussi aux conséquences de ce que nous faisions. On est ainsi passé d’une logique de réalisations à une logique de résultats. A cet égard les politiques d’aménagement du territoire et d’environnement ont été novatrices, moins en fait par les domaines qu’elles couvraient que par la nature de la réflexion sur l’action publique qui leur est spécifique. Ce qui définit, dès le départ, les politiques de l’environnement et de l’aménagement du territoire comme des politiques innovantes, c’est justement qu’elles visent objectivement et consciemment à prendre en compte les conséquences induites par les usages du territoire. Ce sont moins les thèmes que leur signification qui en constitue la nouveauté. Ce sont les premières politiques qui reposent ouvertement sur un raisonnement conséquencialiste. Nous sommes progressivement passés d’une logique de produit à une logique de problème. Or, par nature, les problèmes de société sont la propriété de tout le monde, et ils ne sont plus simplement cernables dans des expertises techniques spécialisées. Les problèmes de banlieues en sont une bonne illustration. Que sont-ils sinon la convergence sur un même territoire de difficultés liées à la crise économique qui mènent au chômage, à l’échec scolaire, à l’exercice de l’autorité parentale, à l’attitude des forces de police et à un urbanisme mal maîtrisé ? La politique de la ville par exemple, se trouve dans une configuration qui justifie pleinement le recours à la cogestion et à la participation, car elle est une politique partenariale par nécessité. Une action publique efficace va de pair avec la coopération et la coordination des institutions publiques, ce qui déjà n’est pas chose aisée à obtenir. Mais cette coopération institutionnelle indispensable demeure insuffisante. Elle n’a de sens que si les assujettis y sont eux-mêmes impliqués. Aujourd’hui, notre société est confrontée à des problèmes qui ne peuvent être résolus indépendamment de leur engagement. Ils sont les récepteurs de l’action publique et aident à son déploiement.

Tout ceci modifie la conception même du service public. Il faut rompre avec l’idée du service public qui ne serait qu’une gestion standardisée de situations elles-mêmes standardisables. Cette conception du service public correspondait à une logique de distribution, elle est aujourd’hui inopérante. A l’heure actuelle, on ne peut gérer les situations et les problèmes publics que de manière différenciée et appropriée à la réalité des problèmes tels qu’ils s’inscrivent dans la spécificité des contextes d’action, dans la singularité des territoires. Il faut désormais substituer l’idée d’équité à celle d’égalité. L’équité vise les résultats de l’action. Le raisonnement qu’implique l’équité est relativement provocateur vis-à-vis de notre tradition républicaine car il suppose que les services de l’Etat ne peuvent plus gérer les multiples situations sociales de manières uniformes. La réalité s’impose à tous et dans tous les domaines. Sa diversité légitime une gestion différenciée et territorialisée des problèmes publics.


 

Du même coup, c’est sur la base des problèmes qu’il faut penser la participation des acteurs, car leur parole n’a de sens que par rapport à eux. La participation ne peut pas se décréter de façon abstraite. La participation ne vaut qu’en tant qu’instrument de résolution des problèmes de la société. Si elle est indispensable, nous devons cependant éviter de pérenniser des institutions représentatives, chargées de répondre à des problèmes évolutifs. Si les acteurs ont des choses à dire, c’est bien en fonction des problèmes qui les constituent en acteurs. Ce ne sont pas les " jeunes " qu’il faut faire participer, ce sont les problèmes qu’il faut gérer avec ceux qui les vivent. Ce n’est pas la même chose. Les acteurs sociaux ne communiquent que parce qu’ils ont un intérêt concret à communiquer. C’est bien pour cela que la participation ne se décrète pas, mais qu’elle se décide en fonction des situations vécues, pas en fonction des catégories d’âge ou des statuts sociaux. Ce sont les problèmes qui définissent les acteurs pertinents. Aujourd’hui on a souvent tendance à raisonner à l’envers, on cherche des solutions sans avoir réfléchi à la nature des problèmes à résoudre, et on s’étonne de l’inefficacité des solutions comme de la participation molle de ceux à qui on donne la parole. En soi, la participation n’est pas une solution, ça ne veut rien dire. Autrement dit, c’est la réalité sociale qui commande la nature et le degré de participation. Evitons le prêt-à-porter institutionnel et les démarches en kit, la réalité sociale a besoin de sur-mesure, c’est d’elle qu’il faut partir si l’on cherche des acteurs.

Méfions-nous également d’une conception angélique de la prise de parole. S’il faut aider à la circulation de la parole, cessons aussi de penser que celle-ci est bonne par essence. Les acteurs sociaux n’apportent qu’une parole, pas la parole. Elle est une parmi d’autres, nous le savons bien, et elle ne vaut que comme expression d’une réalité vécue. La participation donne la parole aux individus confrontés quotidiennement à certaines inégalités. L’intérêt est que cette prise de parole crée un précédent. La participation impose le principe de l’argumentation rationnelle et permet de gérer l’asymétrie des positions sociales dans la mesure où elle donne justement la parole à ceux qui ne sont pas toujours en mesure de pouvoir s’exprimer. La participation permet d’informer les gouvernants sur les problèmes des gouvernés, mais elle les contraint du même coup à justifier leurs actions. Elle ne sonne pas le glas des inégalités sociales, elle contribue seulement, ce qui est déjà beaucoup, à tenir compte des jugements des acteurs sociaux et à y répondre autrement que de manière arbitraire. L’expression force à l’explication.

Certes, la participation ne peut à elle seule être un remède à la crise de la représentation politique, et il serait vain d’aller chercher dans les micro régulations sociales un quelconque substitut à une démocratie politique empêtrée. Le risque est d’ajouter au discrédit actuel de la politique. Il y a quelque danger, nous l’avons dit, à confondre l’expression des citoyens : " égaux-différents " et la représentation de gens socialement situés, confrontés à des inégalités de tous ordres. Pour autant, ne négligeons pas les effets d’apprentissage d’une participation intelligemment conçue. Un acteur social concerné fait plus facilement un citoyen informé. La démocratie administrative rejoint ainsi la démocratie politique.