L’approche par compétences,
une réponse à l’échec scolaire ?

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
2000

"A quoi bon changer les programmes si ce n’est pour que davantage de jeunes construisent des compétences et des savoirs plus étendus, pertinents, durables, mobilisables dans la vie et dans le travail ?

Si cela va de soi, in abstracto et dans la sphère des bonnes intentions, il reste à faire la preuve qu’une approche par compétences ne sera pas, paradoxalement, plus élitaire qu’une pédagogie centrée sur les savoirs, qu’elle donnera plus de sens au métier d’élève et qu’elle aidera les élèves en difficulté ou en échec à se réconcilier avec l’école.

Pour aller dans ce sens, il importe de montrer que, loin de tourner le dos aux savoirs, l’approche par compétences leur donne une force nouvelle, en les liant à des pratiques sociales, à des situations complexes, à des problèmes, à des projets. Ce faisant, elle peut, sans s’attaquer à toutes les causes de l’échec scolaire, prétendre au moins traiter de façon décidée de la question du rapport au savoir et du sens du travail scolaire. Mais cela ne va pas sans interroger le rapport au savoir des enseignants et le sens de leur propre travail…

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Les réformes des systèmes éducatifs visent :

  • les unes à moderniser les finalités de l'enseignement, pour mieux les ajuster aux besoins présumés des personnes et de la société ;
  • les autres à mieux atteindre des objectifs de formation donnés, à instruire plus largement et efficacement les générations scolarisées.

Souvent, ces deux enjeux sont entremêlés, parce que l'une des dimensions implique l'autre. La recherche d'une école plus efficace peut amener à mettre en question le curriculum en vigueur. Inversement, une transformation radicale des programmes exige de nouvelles méthodes d'enseignement, dont l’efficacité reste à démontrer.

Comment situer l'approche par compétences ? Manifestement comme une tentative de moderniser le curriculum, de l' infléchir, de prendre en compte, outre les savoirs, la capacité de les transférer et les mobiliser.

Les textes officiels ne sont pas toujours très explicites à cet égard, sans doute parce qu’il est politiquement plus correct de prétendre s’occuper à la fois de moderniser les programmes et d’améliorer l’efficacité de l’école. Les intentions et leur formulation diffèrent en outre d'un système éducatif ou d'un ordre d'enseignement à un autre. Cependant, il paraît assez évident que le moteur principal d'une telle réforme est la volonté de faire évoluer les finalités de l'école, pour mieux les adapter à la réalité contemporaine, dans le champ du travail, de la citoyenneté ou de la vie quotidienne.

Si cela est vrai, on pourrait avoir l'impression que la question des inégalités et de l'échec scolaire n'est pas posée par l'approche par compétences, qu'on se borne à substituer de nouveaux programmes aux anciens, sans que soient affectées l'efficacité et l’équité du système éducatif, ni en bien, ni en mal.

Cette vue des choses est cependant naïve. Les inégalités sociales devant l’école ne sont pas indépendantes des contenus de l’enseignement, des formes et des normes d'excellence scolaires. Chaque programme nouveau est susceptible de transformer la distance qui sépare les diverses cultures familiales de la norme scolaire. Il peut l’accroître pour certaines classes sociales, l’affaiblir pour d’autres.

Autrement dit, même si l’approche par compétences ne se présente pas comme une réforme élitiste, on ne peut a priori exclure l'hypothèse qu'elle pourrait aggraver les inégalités sociales devant l’école. On ne peut davantage écarter sans examen l’hypothèse inverse, selon laquelle l’approche par compétences favoriserait les apprentissages et la réussite scolaires des élèves actuellement les plus démunis.

Pour départager ou articuler ces hypothèses contradictoires, il faut évidemment analyser de façon plus précise la nature du changement curriculaire introduit.

  • Dans un premier temps, en tentera donc d’identifier ce qui change ou est censé changer dans les finalités et les contenus de la scolarité lorsqu'on adopte une approche par compétences.
  • Dans un second temps, on examinera les implications possibles de ce changement du point de vue de la distance entre la culture scolaire et les diverses cultures familiales des apprenants, donc à la fois du sens de l’école, de la longueur du chemin à parcourir et des embûches qui le jalonnent.
  • On montrera ensuite que le curriculum prescrit n’a d’effets qu’à travers la représentation que s’en font les professeurs et la traduction pragmatique qu’ils en donnent en classe, au moment d’enseigner mais aussi à travers leurs exigences au moment d’évaluer. Les mêmes programmes sont souvent compatibles aussi bien avec une interprétation démocratisante qu’avec une interprétation sélective et élitiste.
  • Enfin, on rappellera qu’à interprétation semblable du curriculum formel, le curriculum réel qu’expérimente chaque élève dépend du degré et du mode d’individualisation des parcours de formation et donc des structures et des pratiques qui permettent ou non une pédagogie différenciée. On verra que l’approche par compétences modifie sensiblement les données du problème.