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"La démocratie participative absorbée par le système politique local" par Rémi Lefebvre,
Métropolitiques, 29 octobre 2012. URL : http://www.metropolitiques.eu/La-democratie-participative.html
Alors que les dispositifs participatifs ne cessent de se multiplier, l’abstention aux élections locales n’a jamais été aussi forte. Loin de renouveler la « démocratie locale », les expériences de participation tendent plutôt à renforcer des pouvoirs locaux de moins en moins proches de leurs citoyens.
La démocratie participative est devenue une norme de l’action publique locale. Chez les élus locaux, il est désormais considéré comme incontournable d’associer les citoyens aux décisions entre deux échéances locales et de le faire savoir. L’augmentation régulière de l’abstention aux élections, qui affaiblit la légitimité des élus, renforce encore la prégnance de « l’impératif participatif » qui a saisi l’ensemble des pouvoirs locaux. Alors même que les contraintes juridiques qui poussent les élus à favoriser la participation de leurs administrés sont faibles, on assiste à une véritable prolifération de dispositifs de natures diverses qui s’accumulent, souvent sans véritable cohérence, à des échelles territoriales multiples. L’heure est à l’innovation, à l’expérimentation et au bricolage de nouveaux outils.
La démocratie participative est essentiellement locale
C’est à l’échelle du quartier, conçu comme le lieu de la sacro-sainte « proximité », qu’elle se déploie, principalement sous la forme des conseils de quartier. Il s’agit, à ce niveau, d’enrôler les citoyens pour débattre d’enjeux quotidiens et de cadre de vie qui convoquent leur expertise d’usage. Mais l’injonction à participer a désormais dépassé l’échelle micro-locale pour se disséminer dans l’ensemble des pouvoirs locaux, selon une logique de circulation mimétique qui a sans doute été jusque-là trop peu interrogée [1].
Au niveau urbain, des dispositifs transversaux, globaux ou sectoriels se développent. Les conseils de développement, avec des moyens souvent limités, tentent de remédier au déficit démocratique intercommunal et de donner à la « société civile » sa place dans les controverses métropolitaines encore très souvent confinées à l’entre-soi des élites urbaines (Lefebvre et Revel 2012).
Les conseils régionaux constituent un foyer important d’innovations et se donnent à voir comme de nouveaux « laboratoires » démocratiques (Sintomer et Talpin 2011). Ils proposent des « agencements de dispositifs » (Gourgues 2012) inédits et fabriquent sur des bases territoriales renouvelées de nouveaux publics de la participation (Mazeaud 2012). Les jurys citoyens qui s’y développent (Nord–Pas-de-Calais, Rhône-Alpes...) permettent de toucher par le tirage au sort le citoyen « profane » et cherchent à concilier la logique du nombre (ou du moins celle de la représentativité) et de la raison (à travers la mise en place de procédures obéissant au modèle de la démocratie délibérative). Les budgets participatifs font leur apparition et introduisent le citoyen, ou le lycéen, dans des processus décisionnels où ils n’avaient pas leur place.
Les conseils généraux (même si la tendance est encore limitée) cèdent, à leur tour, à la vogue participationniste. En 2012, le conseil général du Nord a ainsi mis en place des conseils cantonaux de concertation et propose, à travers des « fabriques participatives », de mettre chaque année en débat une politique sectorielle ou un enjeu départemental.
On assiste donc en France à une mise en procédures de la participation sur le plan local sous la forme de multiples dispositifs. Face à cette effervescence, deux questions s’imposent.
- Comment expliquer le succès de cette nouvelle norme ?
- Cette démocratie participative apparemment florissante bouleverse-t-elle en profondeur la donne politique sur le plan local ?
Des initiatives floues et descendantes
La norme participative s’institutionnalise d’autant plus qu’elle demeure floue, que son contenu reste vague, ses objectifs multiples et que le cadre juridique est particulièrement peu contraignant (Lefebvre 2007). La loi « démocratie de proximité » de 2002 ne contraint que les villes de plus de 80 000 habitants à mettre en place des conseils de quartier, et ce dans les formes qui leur semblent les plus ajustées au territoire. Les conseils de développement sont obligatoires depuis la loi Voynet d’orientation pour l’aménagement et le développement durable du territoire de 1999, mais, là encore, les structures intercommunales peuvent les organiser à leur guise. La dernière réforme territoriale de 2010, votée sous le gouvernement Fillon, a, quant à elle, complètement évacué la problématique de la citoyenneté locale (Lefebvre 2010). De fait, le design organisationnel des dispositifs est laissé à la discrétion des autorités locales. La participation est le plus souvent conçue par les élus en fonction de leurs objectifs propres et de leurs stratégies locales (Gourgues 2012). Les élus sont d’autant plus libres d’organiser l’offre participative que les mobilisations sociales et politiques en faveur de la participation sont assez limitées. Un des paradoxes de la démocratie participative est, d’ailleurs, qu’elle se développe alors qu’on peut mettre en doute l’existence d’une réelle demande sociale de participation, laquelle est le plus souvent construite par les élus pour légitimer leurs dispositifs que véritablement portée par les citoyens.
Le succès social de la démocratie participative tient dans une large mesure à l’indétermination de ses objectifs, à l’hétérogénéité et à la plasticité des univers de sens qu’elle mobilise, mais aussi au rapport ambigu que la participation entretient avec la décision. Tout se passe comme si on célébrait « l’avènement d’un droit à la participation sans qu’il soit précisé ce à quoi il est désormais permis de participer » (Blatrix 2009). Sous le label « démocratie participative » coexistent des procédures, des techniques et des démarches d’inégale importance dont l’objectif commun est d’« associer » les citoyens à la prise de décision politique. Le mot « participation » subsume ainsi des logiques diverses : communication, information, consultation, concertation, implication, co-décision, délibération, etc. La frontière entre ces diverses approches se révèle poreuse et le lien avec la décision reste souvent obscur. On peut, par exemple, faire de la simple information sous couvert de participation. Les élus cherchent, d’ailleurs, à entretenir cette confusion et ces ambiguïtés, tout en tirant les profits symboliques attachés à la « participation ».
Des objectifs multiples et souvent indirectement démocratiques
Si la norme prend, c’est qu’elle est investie de plus en plus par une philosophie, partagée par les élus, que l’on peut qualifier de managériale. Elle s’appuie fortement sur la participation des usagers et leur expertise d’usage. Dans cette optique, la démocratie participative contribue à l’amélioration de la gestion urbaine avec l’idée que « mieux gérer, c’est gérer plus près et gérer avec ». La visée est alors la plus grande efficacité des processus décisionnels et la gestion des conflits potentiels. L’échange entre habitants permet d’optimiser la rationalité des solutions proposées et des décisions prises, d’anticiper les conflits et de les désamorcer, et ainsi de rendre les projets indiscutables. Les dispositifs participatifs peuvent être un outil managérial à disposition des élus pour faire pression sur les services administratifs, pour accroître leur réactivité et « externaliser » la contrainte de modernisation et d’adaptation. Dans les contextes d’alternance, la démocratie participative permet de reprendre la main sur les services et de les remobiliser (Mazeaud 2012). Les objectifs peuvent, en second lieu, être sociaux. Il s’agit alors, à travers l’implication des habitants, d’améliorer la cohésion sociale à l’échelle d’un territoire donné, voire de maintenir « la paix sociale ». Le rôle des dispositifs est ici de retisser du « lien social », de reconstruire une confiance mutuelle entre citoyens et administrations locales.
Les entrepreneurs de la participation poursuivent enfin des objectifs politiques. Il s’agit pour les élus de conforter leur propre légitimité représentative. Le développement des dispositifs participatifs s’inscrit dans un contexte de « crise de la représentation » de plus en plus intériorisé par les élus, qui font feu de tout bois pour susciter de l’assentiment, de la loyauté et de la légitimité. La démocratie participative, par le style qu’elle imprime à l’action publique et les signes qu’elle permet d’adresser à la population, participe de cet activisme symbolique. Les rituels participatifs relèvent d’un nouvel événementiel politique et d’une mise en scène recomposée du pouvoir politique. La démocratie participative obéit à une logique de monstration de la modernité : elle permet d’afficher symboliquement le changement dans un contexte où il est très valorisé. Confrontés à une défiance croissante, les élus sont à la recherche de nouvelles formes de légitimité d’action et cherchent à expérimenter de nouvelles manières d’entrer en relation avec les citoyens ordinaires.
D’autres usages politiques de la démocratie participative peuvent être évoqués. Les mandats de conseils de quartier permettent aux partis politiques de « rétribuer » symboliquement le militantisme alors que le marché électif local apparaît peu ouvert. Inversement, les élus peuvent utiliser les procédures participatives pour contourner les partis et renouveler leurs réseaux.
La démocratie locale reste essentiellement représentative
Au total, si la démocratie participative prend localement, c’est qu’elle ne remet pas fondamentalement en cause la démocratie représentative, qui demeure une propriété essentielle du système politique local. Malgré la multiplication des « détours participatifs » (Blatrix 2009), le rôle des citoyens se limite le plus souvent à celui de départager les élites locales. La procédure électorale organise la délégation politique et la démocratie de « proximité » et les interactions dont elle est le support atténuent dans une certaine mesure l’autonomie des gouvernants en les contraignant à rendre des comptes à leurs mandants. Au niveau communal, départemental ou régional, l’exercice du pouvoir local est ainsi toujours marqué par la suprématie des exécutifs, la faiblesse du parlementarisme et de la culture délibérative et l’atonie des contre-pouvoirs favorisant la longévité élective et la constitution d’oligarchies locales (Lefebvre 2011). Un espace public organisant des discussions argumentées autour du « bien commun » local peine ainsi à se dégager, même si les médias cessent d’être le simple miroir de la « société locale » et semblent jouer un rôle critique croissant.
La démocratie locale, illisible, est devenue une démocratie de l’abstention
Mis à distance par la complexification des enjeux et la professionnalisation des acteurs politiques, les citoyens participent de moins en moins à un jeu électoral local dont ils mesurent mal les enjeux, peu lisibles et parfois occultés. La sanctuarisation de la démocratie intercommunale a suscité des travaux récents particulièrement convaincants (Desage et Guéranger 2011). Longtemps protégé de la montée de l’abstention, l’espace politique local n’y échappe désormais plus et suscite indifférence ou démobilisation. La participation aux élections municipales n’a cessé de baisser depuis 1983 (21,6 % d’abstention au premier tour contre 33,5 % en 2008) et lors des élections régionales de 2010, l’abstention a atteint un nouveau record des élections locales sous la Ve République (53,6 %).
L’exercice de la citoyenneté locale se heurte à l’illisibilité du paysage institutionnel. Malgré la décentralisation et les politiques de communication, les pouvoirs locaux et leurs compétences (le maire excepté) demeurent mal identifiés. Cette complexité, peu propice à l’imputabilité des décisions, est un des facteurs de la nationalisation des élections locales qui nuit à la mise en débat démocratique des enjeux locaux, alors que la spécialisation des arènes politiques, dominante en Europe, encourage justement leur prise en compte. Politique électorale et politique des problèmes, territoires de la décision et territoires de la représentation se déconnectent. Le pouvoir local n’échappe pas aux tendances lourdes qui caractérisent les démocraties dans leur ensemble comme la professionnalisation politique.
La démocratie participative absorbée par la représentation
Si la décentralisation a ouvert la voie à de véritables gouvernements locaux et « rapproché » les citoyens des décisions les concernant (principe de publicité et d’accessibilité des actes administratifs), elle n’a pas fondamentalement démocratisé les pouvoirs locaux, renforçant même le pouvoir des notables. Le cumul des mandats, spécificité française maintenue, contribue à une régulation oligopolistique de la compétition politique locale et à la construction de l’inamovibilité électorale (Sadran 2010). Le « technotable » s’est professionnalisé et exerce son pouvoir sur des bases nouvelles (renforcement de la communication locale, émergence d’une légitimité de projet et d’expertise, etc.). Cette professionnalisation entraîne une transformation du profil sociologique dominant des élus, le poids des cadres supérieurs diplômés devenant dominant dans la composition des élites locales (Koebel 2006). De ce point de vue, la démocratie locale est de moins en moins représentative socialement, même si la parité et la prise en compte de la « diversité » ont pu renouveler à la marge le profil des élus.
Face à la forte inertie de l’organisation et des modes de dévolution du pouvoir local, le développement de dispositifs participatifs n’introduit que des changements cosmétiques. La division du travail politique local n’est pas véritablement remise en cause et on ne peut opposer démocratie participative et démocratie représentative. On ne peut qu’être d’accord avec Cécile Blatrix quand elle écrit : « les dispositifs de démocratie participative font partie intégrante de la démocratie représentative. Il y sont assimilés, au sens propre de convertis dans sa substance même ». Le développement d’une nouvelle offre participative ne transforme donc pas en profondeur la donne politique locale, qui reste marquée par un fort tropisme représentatif.
Bibliographie
- Blatrix, Cécile. 2009. « La démocratie participative en représentation », Sociétés contemporaines, n° 74, p. 97-119.
- Blondiaux, Loïc. 2008. Le Nouvel esprit de la démocratie, Paris : Seuil.
- Blondiaux, Loïc et Fourniau, Jean-Michel. 2011. « Un bilan des recherches sur la participation du public en démocratie : beaucoup de bruit pour rien ? », Participations, n° 1, p. 10-36.
- Desage, Fabien et Guéranger, David. 2011. La Politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales, Bellecombe-en-Bauges : Éditions du Croquant.
- Gourgues, Guillaume. 2012. « Quel avenir pour la participation publique locale ? Éléments pour un bilan critique », Pouvoirs locaux, n° 92, p. 50-58.
- Koebel, Michel. 2006. Le Pouvoir local ou la démocratie improbable, Bellecombe-en-Bauges : Editions du Croquant.
- Lefebvre, Rémi, 2007. « Non-dits et points aveugles de la démocratie participative », in Robbe (dir.), La Démocratie participative, Paris : L’Harmattan, p. 110-134.
- Lefebvre, Rémi. 2010. « L’impensé démocratique de la réforme territoriale », La Vie des idées, 9 mars.
- Lefebvre, Rémi. 2011. « Démocratie locale », in Romain, Guignier et Cole (dir.) Dictionnaire des politiques territoriales, Paris : Presses de Sciences Po, p. 152-145.
- Lefebvre, Rémi et Revel, Martine. 2012. « Démocratie consultative : l’institutionnalisation à tâtons dans deux communautés urbaines », in Douillet, Faure, Halpern et Leresche (dir.), L’Action publique locale dans tous ses états. Différenciation et standardisation, Paris : L’Harmattan, p. 275-290.
- Mazeaud, Alice. 2012. « L’instrumentation participative de l’action publique : logiques et effets. Une approche comparée des dispositifs participatifs conduits par la région Poitou-Charentes », Participations, n° 1, p. 53-78.
- Nonjon, Magali. 2005. « Professionnels de la participation : savoir gérer son image militante », Politix, n° 70, p. 89-112.
- Sadran, Pierre. 2010. « La démocratie locale : quels enseignements ? », Cahiers français, n° 356, p. 82-87.
- Sintomer, Yves et Talpin, Julien (dir.). 2011. La Démocratie participative au-delà de la proximité. Le Poitou-Charentes et l’échelle régionale, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
Notes
[1] Les « professionnels de la participation » (consultants, bureaux d’études, etc.) tout comme les chercheurs, souvent avocats de la participation, contribuent à ces phénomènes de diffusion et de circulation (Nonjon 2005).
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