I. Développer des compétences en formation générale

Que la formation professionnelle ait vocation de développer des compétences ne fait pas l’ombre d’un doute. On peut diverger sur le niveau d’expertise visé, le référentiel de compétences et les démarches de formation, mais nul ne prétend qu’on peut exercer un métier nanti de connaissances seulement, aussi étendues soient-elles. Il y faut aussi des capacités et des compétences, qui rendent les savoirs transférables et mobilisables dans les situations professionnelles. Il apparaît aussi de plus en plus clairement qu’on ne saurait, pour développer des compétences professionnelles, se fier aux simples vertus d’une immersion dans la pratique. S’il faut des stages et de l’expérience, il faut aussi des dispositifs pointus d’alternance et d’articulation théorie-pratique.

En formation générale, on ne se soucie guère des compétences. Même lorsqu’on pense le faire, on vise plutôt le développent de capacités intellectuelles de base sans référence à des situations et à des pratiques sociales. Et surtout, on dispense à hautes doses des connaissances. L’approche par compétences affirme que ce n’est pas suffisant, que sans tourner le dos aux savoirs (Perrenoud, 1999 c), sans nier qu’il y ait d’autres raisons de savoir et de faire savoir (Perrenoud, 1999 b), il importe de relier les savoirs à des situations dans lesquelles ils permettent d’agir, au-delà de l’école.

Agir, c’est ici affronter des situations complexes, donc penser, analyser, interpréter, anticiper, décider, réguler, négocier. Une telle action ne se satisfait pas d’habiletés motrices, perceptives ou verbales. Elle exige des savoirs, mais ils ne sont pertinents que s’ils sont disponibles et mobilisables à bon escient, au bon moment :

La compétence n’est pas un état ou une connaissance possédée. Elle ne se réduit ni à un savoir ni à un savoir-faire. Elle n’est pas assimilable à un acquis de formation. Posséder des connaissances ou des capacités ne signifie pas être compétent. On peut connaître des techniques ou des règles de gestion comptable et ne pas savoir les appliquer au moment opportun. On peut connaître le droit commercial et mal rédiger des contrats.

Chaque jour, l’expérience montre que des personnes qui sont en possession de connaissances ou de capacités ne savent pas les mobiliser de façon pertinente et au moment opportun, dans une situation de travail. L’actualisation de ce que l’on sait dans un contexte singulier (marqué par des relations de travail, une culture institutionnelle, des aléas, des contraintes temporelles, des ressources…) est révélatrice du “ passage ” à la compétence. Celle-ci se réalise dans l’action. Elle ne lui pré-existe pas. (…) Il n’y a de compétence que de compétence en acte. La compétence ne peut fonctionner “ à vide ”, en dehors de tout acte qui ne se limite pas à l’exprimer mais qui la fait exister (Le Boterf, 1994, p. 16)

On impute souvent “ l’irrésistible ascension ” des compétences dans le champ scolaire (Romainville, 1996) à leur vogue dans le monde de l’économie et du travail. J’ai débattu ailleurs (Perrenoud, 1998, 2000 b) de cette prétendue dépendance, rappelé avec d’autres (Le Boterf, 1994 ; 2000 ; Jobert, 1998) que la fascination du monde économique pour les compétences n’est pas uniquement du côté du déni des qualifications et de leurs corollaires, la dérégulation, la précarité et la flexibilité des emplois, la production à flux tendus. Il y a dans le monde de l’entreprise, même si c’est par nécessité bien comprise plus que par humanisme vertueux, une forme de reconnaissance du travail réel et de son écart au travail prescrit, une prise de conscience du fait que si les opérateurs les moins qualifiés ne manifestaient pas au travail intelligence, créativité et autonomie, la production serait compromise. Si les entreprises se préoccupent des “ ressources humaines ” et découvrent des trésors cachés en leur sein, c’est sans doute parce que c’est un impératif pour survivre dans la concurrence mondiale. Cela n’autorise pas à diaboliser la compétence, à la réduire à un slogan du néo-libéralisme triomphant.

J’ai tenté aussi de montrer que l’approche par compétences renouait avec une très ancienne préoccupation de l’école, celle du transfert de connaissances. Depuis qu'il y a des pédagogues pour interroger le sens des pratiques scolaires, la question du transfert de connaissances est posée. Un colloque récent y est revenu (Meirieu, Develay, Durand et Mariani, 1996), de même qu’un ouvrage de synthèse (Tardif, 1999).

Chacun le voit : il ne suffit pas de passer de longues années à assimiler des savoirs scolaires pour être ipso facto capable de s’en servir hors de l’école. Les enseignants le savent ou le pressentent : évaluer la mobilisation des savoirs dans des contextes différents du contexte d’apprentissage, c’est se préparer de belles déconvenues. Pourquoi ? Parce qu’on fait basculer dans l’échec tous ceux qui ne maîtrisent pas fondamentalement les savoirs, mais parviennent à faire illusion par le travail, la mémorisation, le bachotage, le conformisme, l’imitation et la ruse, voire la tricherie. Du coup s’enclenche un cercle vicieux : on n’évalue pas le transfert pour ne pas perdre toute illusion durant la scolarité, donc on n’a pas besoin de le travailler, si bien qu’à l’issue des études, chacun tombe de haut devant des tâches complexes.

Depuis quelques années, le débat sur le transfert de connaissances reprend de l’importance, parfois en opposition, parfois en lien avec la problématique des compétences et de la mobilisation de ressources cognitives (Le Boterf, 1994). A mes yeux, transfert et mobilisation sont deux métaphores différentes (Perrenoud, 2000 a) pour désigner le même problème, celui du réinvestissement des acquis dans des situations différentes des situations de formation. La métaphore du transfert me semble plus pauvre. Elle part d’un apprentissage et se demande s’il peut être réinvesti ailleurs, plus tard. Cela pousse à créer des “ situations de transfert ” pour vérifier ou favoriser ce réinvestissement. La métaphore de la mobilisation de ressources cognitives me semble plus large, juste et féconde, parce qu’elle remonte au contraire d’une situation complexe aux ressources qu’elle met en synergie, retraçant ex post les conditions de leur constitution, puis de leur mobilisation orchestrée. On rend alors justice au fait qu’une action complexe mobilise toujours de nombreuses ressources issues de moments et de contextes différents.

Si la métaphore de référence a de fortes implications sur la façon de poser les problèmes, il faut bien reconnaître que la question conceptuelle n’est pas aujourd’hui le point principal de divergence dans le champ éducatif. Le débat porte plutôt sur l’existence et l’importance même du problème, puis sur la possibilité même ou la nécessité de s’y attaquer.

Pour les uns, le transfert est donné “ par dessus le marché ”, il se fait spontanément. Il n'y a donc pas grand chose à faire pour le favoriser, sinon d’offrir à chacun l’occasion de construire les savoirs les plus complets et les plus solides possibles. Cette thèse n'est pas absurde : alliée à une forte capacité de raisonnement et d'abstraction, la totale maîtrise d'un champ de savoirs permet de les mobiliser sans qu'il soit nécessaire de travailler leur transfert en tant que tel. Avec Jean-Pierre Astolfi, je conviens qu’un savoir parfaitement intégré devient opératoire, qu’il inclut en quelque sorte sa propre aptitude à être transféré ou mobilisé.

En suivant ce raisonnement, plutôt que de s’encombrer des notions de transfert ou de compétence, on devrait viser l’accès de tous à de “ vrais savoirs ”, intégrés et opératoires. Dès lors, le problème du transfert ne se poserait plus, car les élèves atteindraient un niveau général de formation et une capacité réflexive qui les dispenseraient d'un entraînement spécifique à la mobilisation. Le rôle de l'école se bornerait alors à transmettre le maximum de connaissances, avec un niveau élevé de raisonnement et de réflexivité.

On peut craindre, hélas, que l'école soit condamnée, pour longtemps encore, à ne donner la maîtrise totale des savoirs enseignés qu’à une faible fraction de chaque génération. Même en admettant que ceux qui font des études longues développent “ spontanément ” des capacités de mobilisation et de transfert des connaissances acquises, il reste à se demander ce qu'il advient des jeunes qui quittent l'école avant d’avoir atteint une telle maîtrise. D’autant plus que la thèse selon laquelle le transfert serait donné par surcroît est désormais difficile à défendre (Mendelsohn, 1996, 1998 ; Tardif, 1999). Le transfert s’apprend, se travaille.

D’autres professeurs, sans affirmer que le transfert est spontané, estiment que la formation générale n’a pas à s’en préoccuper. Pour eux, le rôle de l'enseignement est de forger des connaissances et des capacités de base. Travailler leur transfert relève de la formation professionnelle ou de la vie même.

Lorsqu’elle n’est pas une simple stratégie de dénégation du problème, cette vue des choses manifeste une vision très simplificatrice du transfert. Develay disait en conclusion du colloque de Lyon :

J’ai le sentiment que les didacticiens découvrent que le transfert ne constitue pas seulement la phase terminale de l’ap­prentissage, mais qu’il est présent tout au long de l’apprentissage. Pour apprendre, se former, il convient de transférer en permanence. Toute activité intellectuelle est capacité à rapprocher deux contextes afin d’en apprécier les similitudes et les diffé­rences. Les raisonnements inductif, déductif et analogique, la disposition à construire une habileté, à relier cette habileté à d’autres habiletés, la possibilité de trouver du sens dans une situation, proviennent de la capacité à transférer. Il y a du transfert au cours d’un apprentissage depuis l’expression des représentations des élèves jusqu’à la réutilisation dans un autre contexte d’une habileté acquise (Develay, 1996, p. 20).

Renvoyer le transfert à la fin de la formation de base est non seulement peu réaliste mais doublement élitiste, car cela privilégie les élèves qui :

•  atteignent effectivement le bout du chemin ; les autres sont comme des maisons inachevées ;

•  sont capables, durant des années, d'assimiler des connaissances décontextualisées, sans référence aux pratiques sociales dans lesquelles elles sont finalement censées s’investir.

Inversement, travailler dès le début de la scolarité le transfert et la mobilisation des connaissances scolaires peut favoriser la démocratisation des études. Cette posture :

•  prend en compte tous ceux qui ne suivront pas la voie royale des études longues et sortiront du système éducatif avec une formation de niveau moyen ;

•  ne suppose pas acquis un rapport au savoir permettant soit d'accepter l'idée de connaissances gratuites, soit de tolérer un grand décalage entre le moment où on les acquiert et celui où l'on comprend à quoi elles servent.

Pour que l’approche par compétences soit démocratisante, il faut toutefois que plusieurs conditions improbables soient réunies. Nous allons en esquisser l’inventaire.