II. Pour que l’approche par compétences soit démocratisante

Il convient de distinguer deux problèmes :

  • Le premier concerne l'appropriation des savoirs. Dans la mesure où l'approche par compétences les traite comme des ressources à mobiliser, donc les lie rapidement à des situations et à des pratiques sociales, elle leur confère davantage de sens aux yeux des apprenants les moins portés sur l’assimilation de connaissances pour elles-mêmes. Mais en même temps, elle exige un rapport plus personnel aux savoirs et elle prive une partie des élèves faibles des exercices scolaires les plus traditionnels et du relatif confort du métier d'élève, celui qui leur permet de “ s'en tirer ” sans véritablement comprendre.
  • Le second problème touche à l'émergence d'objectifs de formation nouveaux : les compétences. Si l’on vise la construction de compétences, on crée de nouvelles exigences, de nouvelles formes et normes d’excellence scolaire, par rapport auxquelles une nouvelle forme d'inégalité peut surgir.

Examinons ces deux aspects séparément.

Des savoirs mobilisables

Hors de l’école, la plupart des savoirs sont investis dans des pratiques sociales complexes, qui puisent leurs ressources dans plus d’un champ disciplinaire. On peut donc travailler le transfert ou la mobilisation au carrefour de plusieurs savoirs, dans des projets pluridisciplinaires. Mais on peut aussi s’intéresser aux pratiques proprement disciplinaires que sont la recherche, l’enseignement, le débat scientifique.

Ces deux modes d’entraînement à la mobilisation ne rencontrent pas les mêmes obstacles.

Des savoirs investis dans la résolution de problèmes complexes

“ Rien n’est aussi pratique qu’une bonne théorie ”, disait Kurt Lewin. Si les problèmes pratiques sont ceux qui se posent dans la vie extrascolaire, les solutions sont toujours en partie théoriques et font appel à des savoirs, et non seulement à des habiletés.

L’approche par compétences transforme une partie des savoirs disciplinaires en ressources pour résoudre des problèmes, réaliser des projets, prendre des décisions. Cela pourrait offrir une entrée privilégiée dans l’univers des savoirs : plutôt que d’assimiler sans répit des connaissances en acceptant de croire qu’ils “ comprendront plus tard à quoi elles servent ”, les élèves verraient immédiatement les connaissances soit comme des bases conceptuelles et théoriques d’une action complexe, soit comme des savoirs procéduraux (méthodes et techniques) guidant cette action. Chacun aurait alors, en principe, de meilleures chances de relier les savoirs à des pratiques sociales, donc de saisir leur portée et leur sens. Cela serait particulièrement important pour les élèves qui ne trouvent pas dans leur culture familiale ce rapport au savoir particulier qui le valorise indépendamment de ses usages et de ses origines, comme une valeur en soi. Ce rapport gratuit, presque “ esthétique ” au savoir n’est en effet familier qu’aux enfants dont les parents ont fait des études longues et valorisent l’érudition dans leur vie privée comme dans leur travail. Si les enfants d’enseignants réussissent très bien à l’école, c’est sans doute parce que leurs parents connaissent les règles du jeu scolaire, en classe, devant l’évaluation et au moment de l’orientation, mais c’est aussi parce ces enfants vivent dans un milieu où le savoir est important même - certains diront surtout ! - s’il n’est pas investi dans une pratique utilitaire.

Évoquons ce dessin de Daumier (1848) dans lequel le professeur dit à ses élèves ébahis : “ Demain, nous nous occuperons de Saturne… et je vous engage d’autant plus à apporter la plus grande attention à cette planète que très probablement vous n’aurez jamais de votre vie l’occasion de l’apercevoir !… ”. Ou encore cet autre dessin où le même professeur tance un élève qui ne répond pas à sa question : “ Comment, drôle, vous ne savez pas le nom des trois fils de Dagobert… mais vous ne savez donc rien de rien… mais vous voulez donc être toute votre vie un être inutile à la société !… ”

On peut espérer qu’une mise en relation des savoirs et des pratiques sociales permettra aux élèves qui n’ont pas acquis ce sens de la culture pour la culture de trouver d’autres clés pour donner du sens aux savoirs enseignés, des clés qui leurs manquent cruellement dans les systèmes éducatifs centrés sur les savoirs disciplinaires (Charlot, Bautier et Rochex, 1992 ; Rochex, 1995),

Il ne suffira pas cependant de saupoudrer les cours traditionnels d’exemples, même clairs et bien choisis, d’usages sociaux des savoirs enseignés. C’est mieux que d’enseigner des savoirs purement abstraits, mais pour faire comprendre que les savoirs sont des outils indispensables, il faut partir non d’une illustration, mais d’un problème. C’est ce que l’on fait dans les écoles alternatives centrées sur les méthodes actives et les démarches de projet et, plus récemment, dans une partie des facultés de médecine, des business schools ou dans le cadre d’autres formations professionnelles de haut niveau. Ce n’est pas simple, car il faut organiser le curriculum en conséquence, le construire délibérément de sorte à rejoindre cet idéal proclamé par Dewey : “ Toute leçon est une réponse ”.

En formation générale, cela suppose une rupture avec les logiques curriculaires et disciplinaires dominantes, qui prévalent encore même dans les systèmes éducatifs qui ont adopté l’approche par compétences. Prenons un exemple : pour optimiser l’alimentation d’un athlète de haut niveau avant, pendant et après la compétition, il faut des connaissances de physique, de chimie, de biophysiologie, de diététique. Détachées les unes des autres, ces connaissances sont des savoirs scolaires, “ ni théoriques ni pratiques ” (Astolfi, 1992). En physique, on apprendra à mesurer l’énergie et les lois de sa dissipation. En chimie, on apprendra comment des transformations absorbent ou dégagent de l’énergie, en biophysiologie, on apprendra comment tels efforts musculaires consomment des calories et à quel rythme elles se reconstituent, en diététique, on étudiera les aliments et leurs effets sur le métabolisme. Ces connaissances ne sont pas toutes enseignées en formation générale. Lorsqu’elles le sont, c’est à des moments liés à l’agenda propre de chaque discipline, par des professeurs différents et ne coordonnant pas leurs démarches, parfois sans aucune référence à des exemples concrets, à coup sûr sans référence commune aux dépenses énergétiques d’un athlète.

Prenons un second exemple : créer un journal d’école suppose des connaissances en langue maternelle, en droit, en gestion, en graphisme et mise en page, en communication, en relations publiques, en publicité, en informatique et en publication assistée par ordinateur. Ici encore, toutes les connaissances requises ne seront pas enseignées au niveau scolaire considéré, certaines venant plus tard dans le cursus général ou n’apparaissant que dans certaines formations professionnelles.

Troisième exemple : pour construire un film vidéo de douze minutes expliquant à des adultes pourquoi on risque de graves brûlures de la rétine lorsque, durant une éclipse, on regarde le soleil en face sans lunettes noires, il faut des connaissances de physique, de biophysiologie, mais aussi d’audiovisuel, de didactique et de psychologie, enseignées elles aussi en ordre dispersé.

Dans les trois cas, le projet fait appel à des connaissances disciplinaires de haut niveau, tout à fait à leur place dans un cursus scolaire exigeant. Il ne s’agit pas alors d’apprendre à planter des clous, tailler une haie ou remplir sa déclaration d’impôts, pratiques auxquelles ont réduit volontiers l’approche par compétences.

Le problème est ailleurs. De tels projets mobilisent des savoirs qui ne sont pas tous enseignés au bon moment ou au niveau requis pour devenir des ressources complémentaires :

  • On observera dans presque tous les cas un déficit dramatique en droit, économie, sciences humaines et sociales, alors que ces savoirs sont des ressources dans la majorité des projets et des activités humaines complexes.
  • Même dans les domaines potentiellement couverts par les disciplines scolaires traditionnelles, il est peu probable que les savoirs requis par un projet aient été tous enseignés au préalable.

Aussi longtemps que chaque discipline développe son curriculum selon sa logique propre et sans référence à une approche par problèmes, les vertus d’une orientation vers les compétences resteront limitées. Si le système éducatif maintient les cloisonnements entre disciplines et ne donne pas aux compétences un “ droit de gérance ” sur les connaissances, selon l’expression de Gillet (1987) reprise par Tardif (1996), il est peu probable que se présentent régulièrement des problèmes et des projets susceptibles de mobiliser les acquis antérieurs. Les professeurs les plus convaincus peuvent certes tourner en partie l’obstacle en offrant un étayage approprié, en mettant à la disposition des élèves les connaissances qu’ils n’ont pas encore acquises, mais cette bonne volonté trouve rapidement ses limites dans un cursus où la programmation des savoirs disciplinaires n’est en aucune manière conçue pour favoriser leur mobilisation dans des projets interdisciplinaires.